L’intelligence artificielle, nouvelle cible de l’Autorité de la concurrence

Il y a un mois et demi, l’Autorité de la concurrence lançait une consultation pour mieux saisir les rouages du marché de l’intelligence artificielle (IA) générative. Dans le cadre de cette enquête sectorielle qui prendra fin le 22 mars, le gendarme français de l’antitrust a interrogé les entreprises du secteur, leurs clients et leurs fournisseurs. […]

Entrée de l'Autorité de la Concurrence.

Il y a un mois et demi, l’Autorité de la concurrence lançait une consultation pour mieux saisir les rouages du marché de l’intelligence artificielle (IA) générative. Dans le cadre de cette enquête sectorielle qui prendra fin le 22 mars, le gendarme français de l’antitrust a interrogé les entreprises du secteur, leurs clients et leurs fournisseurs. Cette consultation n’est qu’une étape du long périple qui attend le régulateur.

Le marché de l’IA, un marché concentré ?

Selon les estimations de Sopra Steria Next, avec 200 milliards d’euros en 2030, contre seulement 42 milliards aujourd’hui, le marché de l’IA générative pèsera lourd. Cet optimisme est basé sur l’idée d’une adoption exponentielle de cette technologie par les entreprises qui cherchent à optimiser leur productivité. « C’est parce qu’elle se rend compte qu’il s’agit d’un marché émergent capital qui brassera à l’avenir un chiffre d’affaires très conséquent » que l’Autorité de la concurrence souhaite se pencher sur le fonctionnement de ce secteur, assure Pierre Zelenko, associé chez Linklaters, avocat spécialisé en droit de la concurrence.

L’un des principaux objectifs du régulateur consiste à savoir si ce marché est propice aux concentrations. Il est admis qu’un marché est concentré à partir du moment où il comprend peu d’acteurs importants, souvent entourés d’entités bien plus modestes. « D’une à quatre entités significatives, les autorités considèrent traditionnellement le marché comme concentré » explique Pierre Zelenko.

Tout porte à croire que c’est déjà la situation dans l’IA générative : Microsoft, Google ou Meta occupent déjà le terrain. Ces entreprises cumulent certains avantages que n’ont pas les start-up : une activité de cloud computing, des infrastructures leur permettant de bénéficier d’une grande puissance de calcul, de vastes bases de données d’entraînement, et des talents spécialisés dans cette technologie. Cette facilité d’accès au développement et à la commercialisation de grands modèles de langage peut créer un déséquilibre en matière de concurrence.

Grâce à leur force financière, les grands groupes peuvent actionner certains leviers pour enrayer la progression de nouveaux acteurs. L’un d’entre eux consiste à acquérir une start-up prometteuse afin de la prendre sous son aile et de tirer les bénéfices de son succès. Dans le secteur de l’IA, Google avait absorbé la start-up britannique DeepMind en 2014. De la même manière, Apple a racheté pas moins de 32 start-up spécialisées dans le domaine en 2023. Sur des marchés émergents comme l’IA, la moindre opération de fusion-acquisition peut avoir un impact significatif sur la concentration du marché.

Certaines prises de participation stratégiques peuvent également avoir des allures d’opération de fusion-acquisition. Le partenariat entre OpenAI et Microsoft en est le parfait exemple. « Ce dernier a acquis une participation ne lui permettant pas de prendre le contrôle total de la start-up, mais a une visée stratégique », analyse Pierre Zelenko. La proximité entre les deux entreprises est telle que les régulateurs américains et européens se sont penchés sur cette collaboration. « Il n’est pas surprenant de voir les régulateurs du monde entier se demander si ce type d’opérations ne devrait pas être contrôlé d’une manière ou d’une autre », indique l’avocat.

Connaître le terrain avant de passer à l’attaque : l’exemple du cloud computing

L’an dernier, l’Autorité de la concurrence dévoilait sa feuille de route, faisant de l’économie numérique sa priorité. Elle avait lancé une consultation pour mieux comprendre le fonctionnement du marché du cloud computing. « Ce type de consultation par l’Autorité de la concurrence ne débouche pas immédiatement sur des sanctions. Généralement, elle publie un rapport où elle explique ce qu’elle a compris du fonctionnement du marché ciblé » décrypte Pierre Zelenko.

Quelques mois plus tard, l’Autorité publiait son compte rendu, assurant avoir repéré des menaces susceptibles de nuire à la compétitivité. Dans ce document, elle envoie des messages implicites sur certaines pratiques sur le marché ciblé avec lesquels elle est en désaccord. « Après la publication de son avis, elle peut s’autosaisir afin de lancer des enquêtes sur certains comportements observés si les entreprises concernées ne tiennent pas compte des messages implicites figurant dans l’avis », ajoute l’avocat. Une enquête préliminaire avait été initiée par le régulateur pour identifier les sociétés du secteur qui auraient usé de pratiques antitrust pour se défaire de la concurrence.

L’Autorité dispose de plusieurs leviers pour sanctionner ces sociétés. Au sein de l’Union européenne, pour les opérations de fusion-acquisition de grande ampleur, concernant les sociétés dont le chiffre d’affaires dépasse un certain seuil, les groupes sont légalement tenus d’en informer la justice. Cela permet aux régulateurs nationaux d’avoir accès à un grand nombre d’informations sur les parties prenantes, lui permettant d’entreprendre une enquête s’ils estiment que le rachat est suspicieux. Ils pourront ensuite valider ou refuser l’opération et soumettre leur validation à des engagements.

Toutefois, le marché émergent de l’IA pullule de jeunes pousses, faciles à racheter car peu coûteuses pour les géants de la tech. Les groupes concernés n’ont aucune obligation de les notifier. Elles passent sous le radar des autorités antitrust des États membres de l’UE, alors qu’elles peuvent activer l’article 22 du règlement concentration qui l’autorise à signaler à la Commission européenne ce type de fusions-acquisitions, afin que cette dernière lance une enquête. Néanmoins, pour pouvoir identifier ces opérations, l’Autorité de la concurrence doit bien connaître les différents acteurs du marché et se tenir informé de leurs pratiques, d’où le lancement de cette consultation.